LAST MAN STANDING.
Inintéressante.
C'était le terme qu'il avait utilisé pour décrire cette soirée, quelques minutes plus tôt, lorsque Brett était venu lui demander s'il s'amusait. Non, il ne s'amusait pas. Avait-il l'air de s'amuser ? Adossé à un mur, une cigarette entre les lèvres, à regarder une bande d'abrutis hurler sur les deux combattants qui évoluaient au milieu du ring, dansaient comme des fillettes, sans la moindre technique.
J'ai parié sur toi, pauvre con ! Bouge ton cul ! S'il y avait bien une chose qu'il détestait par-dessus tout, c'était la prétention des parieurs, et cette fâcheuse tendance à insulter les boxeurs. Un jour, il s'était un peu énervé.
Rien qu'un peu. Il s'était complètement désintéressé de son adversaire pour filer comme une fusée sur le parieur qui venait de le traiter de petite pédale. Il l'avait attrapé par le col, fait passer par-dessus les élastiques du ring improvisé d'un coup d'épaule bien placé, et l'avait jeté au sol. L'arbitre s'était interposé, et son adversaire abandonné l'avait forcé à lâcher en le propulsant à l'autre bout du terrain. Brett s'était vexé et lui avait manifesté son mécontentement, une fois qu'il était sorti du ring. Tant de détails sans importance. Tout ce qu'il retenait, aujourd'hui, c'était la mine ahurie du pauvre type, son regard effaré et son incapacité à se relever tout seul. Depuis, il tentait d'ignorer les parieurs fous qui lui parlaient comme à une déjection — dans l'hypothèse où leur stupidité les conduisait jusqu'à parler à leurs déjections lorsqu'ils avaient le cul sur le trône.
Mais ce n'était pas la stupidité des parieurs qui rendait cette soirée inintéressante. Non. Il regardait autour de lui, de ce flegme habituel, et aucun des visages de combattants qu'il ne voyait ne parvenait à lui décrocher une étincelle d'intérêt. De ceux qu'ils connaissaient, ils ne valaient pas mieux que lui. Des autres... Il demandait à voir.
Des deux danseuses, une seule était encore debout. L'arbitre frappa dans ses mains, et le combattant K.O. fut évacué. À part frustrer les parieurs, il semblait que ce combat n'ait absolument rien apporté au petit tournoi qui se déroulait là. Un échauffement, quoi. Les deux suivants se mirent en piste. Et, alors qu'il relevait ses yeux pour les jauger rapidement, son regard s'arrêta sur la petite silhouette aux bras fins qui venait de prendre place face à un tout typique Monsieur Muscles. Elle avait les traits de la fille qui veut en démordre. De celle qui sait se battre, et qui va en général jusqu'au bout des choses. Oui, mais voilà : des traits ne veulent rien dire. Si elle n'a pas la technique, si elle n'a pas la caisse, elle aura beau être déterminée au possible, elle n'arrivera à rien. Elle ne s'en sortira pas sans casse, tout du moins. Son adversaire, Hades le connaissait. Il l'avait déjà vu combattre, et l'avait affronté une fois. Un habitué, si on pouvait le nommer ainsi. Il avait énormément de puissance, mais du fait de sa grosse carcasse, très peu d'endurance. Si elle le faisait jouer un peu, si elle prenait son temps, peut-être avait-elle une chance. Moindre, à en juger par la manière dont elle se déplaçait à présent. Mais peut-être l'ombre d'une, au moins.
« Hé ! Où tu vas ? » Il se raidit. La voix de Brett était chaque fois plus insupportable que dans son souvenir. « J'm'approche. » « Pas question, tu restes là. Après c'est à toi. » Il se tourne vers son parieur plus ou moins attitré. « Bah justement, j'serai déjà là quand on m'appellera. »
Le sourire ironique et irrité coupa le sifflet à Brett. Il murmura un rapide
« mouais d'accord... » avant de retourner un peu en arrière. Hades lui avait déjà tourné le dos, et était parti en direction de l'espace bétonné où Monsieur Muscles était en train de donner une raclée à la gamine.
Il s'était trompé. Elle n'avait pas l'ombre d'une chance. Il se demandait d'ailleurs ce qu'elle foutait là. Elle jouait dans une cour qui n'était pas la sienne. Il n'était néanmoins pas méprisant à cette pensée ; juste curieux. Il ne croyait pas aux hasards désastreux de la sorte. Pas vraiment. Si elle avait mis les pieds ici, ce soir, c'est qu'elle pensait avoir une chance de gagner. Ceux qu'on avait laissés rentrer avaient déjà combattu, et avaient déjà mis de belles raclées. Le genre de soirées où on ne fait combattre que ceux que l'on connaît. Si elle était là, ils la connaissaient. S'ils la connaissaient, c'est qu'elle valait un truc. Le problème, c'est qu'à cette seconde précise, il avait du mal à mettre le doigt sur le-dit truc.
Elle s'effondra. C'est terminé. Monsieur Muscles continua de la frapper, sans relâche. Hades, lui, serra légèrement les dents. Il n'avait peut-être aucun scrupule à frapper une fille si l'obligation se faisait ressentir, mais il conservait un certain sens de l'honneur. Sur un ring y compris. Homme ou femme, il arrêtait de cogner lorsque l'autre ne pouvait de toute évidence plus riposter, ni se relever. Ce qui était présentement le cas de ce petit bout de femme. Il sentit ses muscles se raidir, alors que l'autre continuait de s'énerver. Finalement, quelqu'un se jeta sur lui pour le tirer en arrière.
T'es malade putain ! C'est bon, tu lui as foutu une branlée, arrête. Ça t'suffit pas, tu veux la tuer ou quoi ? Un autre homme s'approcha de la jeune femme. Elle est inconsciente. Il l'attrapa et la tire plus loin.
Il va la jeter dehors.Hades écrasa sa cigarette, brièvement, expulsant une ultime fois la nicotine qui envahissait ses poumons. Il s'apprêtait à faire demi-tour pour filer vers la sortie, quand la voix de Brett — encore plus insupportable que la fois passée — claqua à ses oreilles.
« Hééééé ! Tu vas où comme ça ? » « Dehors. » « Non. Impossible. » Il leva un sourcil, regardant l'espèce de bonhomme un peu ventripotent qui avait posé ses mains sur ses hanches d'un air sévère. « C'est ton tour. Arrête de faire ton p'tit con et file sur le ring. On va demander à faire nettoyer le sang de cette pauvre fille, pour pas que tu glisses. » Il croyait halluciner. Il leva les yeux au ciel. « Laisse tomber. » « Oublie pas, couche-le au deuxième round ! »
D'un geste rapide, il se débarrasse de son sweat, le laisse tomber au sol et entre sur la piste de combat. Il frappe l'un contre l'autre ses poings enroulés de bandes protectrices. Il siffle.
« Hé. »
Le « petit » Billy fit volte face. Le poing s'écrase au milieu de son visage. Derrière lui, Hades entendit le couinement d'incompréhension de Brett.
Tu vas voir c'que j'vais en faire de ton deuxième round, moi. Immédiatement, Billy répliqua ; il n'était pas très gros, pas très grand, mais paraissait tout de même faire le double de son adversaire. Hades n'était qu'un gringalet. Le gringalet dont certains, ici, se méfiaient. On l'aurait cru anorexique ; il était simplement aussi sec que musclé. Billy l'attrapa par la gorge. Illégal, en temps normal. Mais dans ce genre de soirées, il n'y avait absolument
rien d'illégal. La seconde main de l'homme accrocha son pantalon, au niveau de sa hanche. Rapidement, il fut dans les airs. Il ferma les yeux.
Hé merde. Son dos heurta violemment le béton, lui coupant le souffle quelques instants.
Outch. Il avait beau s'être préparé psychologiquement au choc, ce n'était pas agréable ; jamais. Il resta au sol quelques secondes, jusqu'au moment où Billy décida que c'en était assez : il s'approcha rapidement, et se laissa tomber sur lui, son coude le premier.
Roule. En une fraction de secondes, Hades s'était écarté. Le hurlement bref de Billy ne l'émut pas plus que cela, et il attrapa rapidement ses cheveux courts à pleine main. Il cogna une fois son visage au sol, tout en tordant une de ses jambes à l'aide des siennes pour l'immobiliser. Il cala le crâne contre le sol, et y asséna trois coups de poings d'une violence inouïe, alors que Brett s'égosillait derrière lui pour lui supplier d'arrêter.
Va t'faire, Brett. La deuxième jambe de Billy cessa de marteler de son adversaire le dos lorsqu'il plongea dans l'inconscience. Sans attendre que l'arbitre ne s'approche pour vérifier, Hades se releva d'un bond, et se recula. La victoire par K.O. Fut annoncée alors qu'il sortait de l'espace de combat pour récupérer son pull laissé au sol.
« MAIS T'ES GIVRÉ ! TU SAIS PAS COMPTER OU QUOI ? » Il sentit la colère monter d'un trait, et fit volte-face. Sa main empoigna le col de Brett sans qu'il ne réfléchisse davantage aux conséquences de ses actes. « Fous-moi. La. Paix. » « On était venus ici pour gagner du fric ! » « Et bah ce soir, on repartira sans. » « Alors considère que tu m'dois deux cents dollars. » « Kiss my ass. »
Brett ne répondit pas. Le rouge lui était monté aux joues. Il aurait des comptes à rendre aux autres parieurs à qui il avait filé un tuyau. Pour le reste, les autres s'en délectaient. Hades tapota la joue de Brett, une fois son col lâché. Puis il lui tourna le dos, prenant la direction de la sortie d'un pas vif.
L'air frais. Lui envahit les poumons. Il ferma quelques instants les yeux et soupira. Après ça, Brett allait être impossible à vivre. Un de ces jours, ses potes le retrouveraient mort dans le caniveau. L'avantage, c'était qu'ils sauraient qui accuser. Le regard de l'homme se posa sur une petite silhouette recroquevillée sur le béton, un peu plus loin.
Trouvée. Il fit quelques pas vers elle, sans prononcer le moindre mot. Il détestait le traitement réservé aux perdants. Mais c'était le jeu, et il en avait conscience. Simplement, cette fille avait du potentiel. Il le savait. Il le sentait. Il ignorait encore comment le stimuler. Et en quoi résidait exactement ce potentiel.
Et si elle n'en avait pas ? La question passa fugacement dans son esprit.
Pas d'importance. Il ne la laisserait pas là. Pas ce soir. Pas à la merci de tous ces abrutis en rut qui pouvaient sortir de n'importe quel bar, ou même de ce hangar, à chaque seconde. New York n'était plus sûre depuis bien longtemps. Et les élans de compassion et de générosité d'un être comme le Phénix n'étaient pas à refuser. Ils étaient beaucoup trop rares pour ça.
Lentement, il s'accroupit aux côtés de la jeune femme. Ses doigts se posèrent sur sa jugulaire, tandis qu'il prenait son pouls.
Il battait. « Hé. »Elle était au bord de l'inconscience, et il le savait. Mais peut-être qu'elle entendrait. Peut-être qu'elle comprendrait. « J'te ferai rien. Laisse-toi faire. Ça va aller. »
Il ignorait comment la rassurer. Comment lui faire comprendre qu'il n'était pas un danger. Qu'il prendrait soin d'elle. Il la vit sombrer définitivement, tandis qu'il glissait sa main sous son crâne. Son dos le faisait encore souffrir, après sa petite rencontre amicale avec le sol. Néanmoins, il fit abstraction de la douleur émanant de ses vertèbres, et se baissa encore davantage. Son bras s'enroula autour de la taille de la jeune femme, alors qu'il la hissait par-dessus son épaule. Il la tint là, prenant le temps qu'il lui fallait pour se relever. Puis il fit un pas. Un second. Et un troisième. Elle n'avait plus rien à faire ici. Et s'il ne s'occupait pas de l'emmener en lieu sûr, personne ne le ferait.
Lentement, mais sûrement, son précieux chargement sur l'épaule, il commença à s'éloigner. Laissant derrière lui les cris de fureur et le son des os frappant la chair, encore et encore.
Sans relâche.L'homme était un être sauvage de nature.
THE END.