On the road again [Cora&Ali]

Abraham était parti. Abraham était mort. Dans un univers auquel elle n’avait pas accès, malgré son état actuel. Elle qui avait tant rêvé retourner parmi les vivants aurait à présent été presque prête à tout donner pour le rejoindre de l’autre côté. Pour le revoir, ne serait-ce qu’une dernière fois. C’était arrivé trop vite, trop brutalement. Une perte provoquant un manque, trou béant dans sa poitrine qu’elle cherchait en vain à combler. Si seulement le sommeil venait à elle, lui apportant quelques heures de douce inconscience ! Mais elle en était privée et le serait à jamais désormais, condamnée à subir sans relâche les tortures que lui infligeaient ses souvenirs et sa conscience tourmentée.

Elle. La femme qui l’avait ramenée à la vie. Elle était là, l’appelait. La revenante voulut s’approcher. Elle tendit le bras vers elle. Mais au moment où elle était sur le point de frôler le tissu de ses vêtements, l’apparition s’éloigna, et elle ne put la rattraper.

Elle ouvrit les yeux, soudainement ramenée à la réalité. Quelques secondes lui furent nécessaires pour reconnaître les murs de sa chambre, dans la maison qu’elle partageait désormais avec Aleister et Salem. Une sensation s’était emparée d’elle, sensation qu’elle croyait avoir oubliée depuis longtemps déjà. Elle sut immédiatement que ce songe signifiait quelque chose, quelque chose qu’elle devait à tout prix découvrir. Après tout, les fantômes ne peuvent rêver.

C’était de manière surprenantes qu’ils avaient découvert avoir été victime des mêmes visions. Encore une chose qui ajoutait à l’étrangeté de la situation. Tout son être lui soufflait qu’elle devait y aller, et elle avait été soulagée lorsqu’il avait accepté de l’accompagner. Une petite voix lui soufflait que cela lui permettrait de se détourner de son chagrin, mais elle l’avait rapidement fait taire ; elle ne croyait pas qu’une telle chose soit possible. Pourtant, faire la route avec le sorcier, sentir l’air s’engouffrer dans sa chevelure de jais à travers la fenêtre ouverte de la voiture, tout cela l’avait poussée à se sentir légèrement mieux. Conduire lui manquait, mais elle ne le pouvait plus, voir le fauteuil du conducteur vide aurait forcément attirée une attention bien malvenue sur eux. Elle se contentait de suivre la route, sur la carte et à travers la vitre. Depuis combien de temps n’était-elle pas sortie de New York ? Elle ne parvenait même pas à s’en souvenir. Pourtant, loin de l’étouffement et la pestilence ambiants, elle se sentait ravivée, loin de ce qui l’avait écrasée, accablée durant tant de temps.

Ils s’arrêtèrent afin de prendre de l’essence. Elle entendit ses mots, qui se voulaient rassurants, mais ne parvenaient pas à calmer l’anxiété qui s’était doucement insinuée en elle. Néanmoins, elle apprécia ses efforts et fit de son mieux pour esquisser un sourire, bien que le coeur n’y soit pas. « Sans doute. » Elle le laissa s’éloigner afin d’aller payer leur consommation tandis qu’elle était chargée de repérer le lieu de leur destination sur la carte. Fatiguée d’être assise, elle sortit de la voiture afin de faire quelques pas, munie du plan. Providence. Un nom teinté d’une amère ironie au vu des circonstances. Elle fit néanmoins de son mieux pour s’acquitter de sa tâche, jusqu’à ce qu’un cri d’enfant attire son attention.

« Papa ! Papa, regarde, une carte qui vole toute seule ! »

La fantôme se retourna vivement, apercevant l’un des insupportables gamins qui avait visiblement réussi à s’extirper du véhicule de son père. Elle eut heureusement le réflexe de lâcher la carte qui tomba au sol, au moment même où ce dernier se retournait. Et bien évidemment, il ne vit rien de bien extraordinaire. Il attrapa son fils par le bras. « Ne dis pas n’importe quoi, remonte dans la voiture ! » Ton autoritaire qui sembla ne pas avoir raison du turbulent enfant qui tenta de se débattre, en vain. « Mais P’pa, j’te juuuuuure... »
Elle fut bientôt hors de leur champ de vision, et soupira de soulagement. Elle ramassa le précieux objet et retourna s’asseoir sur son siège, les jambes à l’extérieur. Elle leva les yeux et vit la silhouette d’Aleister face à elle, muni d’un gobelet contenant une mixture à la couleur plus que douteuse qui la fit grimacer. « Qu’est-ce que c’est ce truc ? » Pour une fois, elle fut soulagée de ne pouvoir ni boire ni manger. Puis, elle baissa de nouveau les yeux vers la carte. En d’autres circonstances, la dernière phrase du sorcier aurait pu la faire rire, mais cette fois-ci c’est à peine si elle parvint à décrocher un faible et bref sourire. « Oui, j’ai trouvé, mais il va falloir prendre les petites routes. Ca va prendre plus de temps. » Elle le regarda d’un air désolé. Malheureusement, il avait raison et ils n’y pouvaient pas grand chose. Ils s’installèrent, reprenant leur route. Il conduisait tandis qu’elle gardait les yeux sur le morceau de papier afin de le guider. « Tout droit pour le moment. Il faudra prendre à droite un peu plus loin. »
Puis, elle leva les yeux, prenant pleinement conscience de ce qu’ils étaient en train de faire.

« Qu’est-ce que tu crois qu’on va trouver, là bas ? » 

Se concentrer sur la carte était un bon moyen de ne pas laisser son esprit dangereusement vagabonder vers de sombres pensées. Il lui semblait qu’à chaque instant où elle se trouvait inoccupée, elle voyait devant ses yeux le visage d’Abraham, livide, sans vie. Une image qui la hantait jour et nuit, peut-être même plus que l’homme qu’elle aimait et qu’elle avait perdu à jamais à l’instant où elle avait elle-même poussé son dernier soupir. Tous deux étaient morts, et pourtant elle demeurait là, piégée. Quelle ironie du sort ! Elle avait tant souhaité demeurer parmi les humains, continuer sa vie, comme avant et maintenant... maintenant elle ne savait plus vraiment. Elle repensait aux paroles de Salem, lors de leurs retrouvailles. Elle n’aurait pas dû être ici. Mais même avant d’avoir pris la décision d’entamer ce rituel elle errait, tourmentée par quelque chose qu’elle ne parvenait à définir. Et à présent, elle était sur la route avec Aleister, à la recherche d’une réponse alors qu’elle ne connaissait même pas la question. Le fait qu’il n’en sache pas davantage ne la rassurait guère. Elle se tourna vers le sorcier, incertaine. « Qui nous dit qu’il y a quelque chose. Peut-être que ce n’était qu’un rêve, rien de plus... » Mais même elle n’y croyait pas vraiment. Désormais, elle devait se laisser porter, guider vers l’inconnu. Elle regarda l’extérieur et ferma les yeux, sentant la caresse du vent sur son visage, mais non le froid qui aurait dû l’accompagner.

Il était cependant étonnant que tous deux aient eu le même rêve, ou plutôt, la même vision. Ils avaient participé au même rituel, peut-être en était-ce tout simplement la raison. Elle aurait peut-être pu se trouver là bas en un instant, bien qu’elle ignorât si ses déplacements étaient susceptibles de se faire à une telle distance. Mais ne pas être seule lui apportait un réconfort certain. Elle n’était qu’une apparence fantomatique dans ce véhicule, mais prendre part à une conversation, être objet de regards et d’attentions lui donnait la sensation d’être faite de chair et d’os. Elle ne voulait entretenir de vains espoirs au sujet de leur expédition, et pourtant, elle ne pouvait s’empêcher de penser, et si tout ceci parvenait enfin à lui apporter les réponses qu’elle avait toujours désirées ?

Elle sursauta lorsqu’il ralentit le véhicule, trop habituée à une vitesse d’avancée continue. « Qu’est-ce que... » Elle s’arrêta, sa voix mourant au moment où son regard découvrait les bâtiments délabrés, d’où la vie semblait désormais totalement absente. Les maisons, sans doute autrefois habitées, n’étaient plus aujourd’hui que des carcasses éventrées. C’était étrange, elle ne se souvenait pas de tout ça. Pourtant, lorsqu’elle repensait au jour du rituel, un an plus tôt, il lui semblait que chaque seconde était imprimée dans son esprit, ancrée. Mais elle n’avait nul besoin de voiture alors pour effectuer ses déplacements qui étaient alors bien plus aisés. Ou peut-être était-elle trop entre deux mondes, obnubilée par l’espoir de retrouver un peu de son humanité perdue pour ouvrir les yeux et se confronter à quelque chose qui n’avait pour elle existé que de loin.

Elle ne parvenait pas à détourner le regard de cette désolation. Mais à quoi bon ? Elle n’y pouvait rien. Et c’était pour tout autre chose qu’ils étaient venus. Ce voyage parviendrait peut-être à la distraire de la peine qu’elle ressentait, causée par l’absence. Il tenta de la réconforter, ce qui ne fonctionna malheureusement pas. « Ah oui, vraiment ? » Son ton était plus agressif qu’elle ne l’aurait voulu. A l’instant où elle prononça ces mots, la glace du rétroviseur intérieur se fendit. Elle soupira. C’était toujours ainsi : les sentiments qu’elle refoulait s’exprimaient sur son environnement, les objets autour d’elle, en l’occurrence la colère. « Désolée pour... ça. » dit-elle en indiquant vaguement le rétroviseur endommagé. Si ça continuait comme ça, la voiture serait détruite avant qu’ils aient le temps de rentrer. Il ne restait plus qu’à espérer que ce qu’ils allaient apprendre n’ajouterait pas encore davantage au mélange d’émotions explosives qui l’habitaient déjà. « Qui est-ce que tu as perdu ? » Elle tourna ses prunelles émeraude vers lui. Allait-il répondre ? Elle n’en savait rien, mais elle n’en avait pas moins envie de savoir.

Ils s’arrêtèrent. Cette fois-ci, elle reconnut les lieux, ce chemin qui s’enfonçait à travers des terres boisées. La maison n’était plus très loin. C’était là qu’ils la trouveraient, du moins, elle l’espérait. « J’espère qu’elle n’a pas changé d’adresse. » Elle sentit soudain la tension s’emparer d’elle. Bientôt, elle saurait. Saurait quoi ? Elle l’ignorait en vérité, mais elle avait cette sorte d’intuition que cette vision ne s’était pas imposée à eux pour rien. Trop préoccupée par les pensées qui se mêlaient dans son esprit, elle demeura silencieuse tandis qu’elle marchait aux côtés d’Aleister. Lorsqu’ils arrivèrent enfin en vue de la bâtisse, elle n’y tint plus. La politesse aurait voulu qu’ils frappent à la porte, mais l’impatience se faisait trop sentir et ils avaient dépassé ce stade. Elle s’évanouit soudainement pour apparaître à l’intérieur, afin de pouvoir ouvrir la porte et laisser le sorcier entrer. « Je n’entends rien. Tu crois qu’elle est toujours là ? » Après tout, presque une année entière s’était écoulée, alors qui pouvait vraiment savoir ?